Les auditions du premier jour se sont tenues à l’hôtel Waldorf Astoria de New York le vendredi 19 avril, suivant l’arrivée du Carpathia la veille au soir. Du fait de ce déplacement du sous-comité, n’étaient présents que les sénateurs Smith et Newlands, leurs collègues étant retenus à Washington. Outre les témoins, étaient également présents George Ulher, inspecteur général des navires à vapeur (que l’on retrouvera quelques années plus tard comme participant à la convention SOLAS), Joseph Bruce Ismay et les avocats de la White Star, ainsi que Guglielmo Marconi et son avocat.
La réunion, débutant à 10 heures 30, débuta par une lecture de la déclaration officielle de constitution du sous-comité, énonçant son objectif : enquêter sur d’éventuelles défaillances ayant conduit au naufrage, et fournir des pistes de législation internationale pour éviter qu’un tel drame se reproduise à l’avenir.
La journée devait ensuite être divisée en plusieurs temps. Dans la matinée, les audiences s’ouvrirent par les témoignages de Joseph Bruce Ismay et du capitaine Rostron. Après une pause de 13 heures 20 à 15 heures, Guglielmo Marconi fut invité à s’exprimer, suivi par l’officier Lightoller. Enfin, après une nouvelle pause de 19 h 20 à 20 h 30, sont intervenus Harold Cottam et le steward Albert Crawford.
Témoignage de Joseph Bruce Ismay
Premier témoin invité à s’exprimer, J. Bruce Ismay débute en rappelant que le voyage était pour lui une initiative personnelle, et non professionnelle. Marquant une totale approbation vis-à-vis de l’enquête, il exprime son désir d’explorer le plus profondément les choses. Son témoignage s’oriente ensuite vers un récit du voyage, énonçant notamment l’évolution progressivement de la vitesse au cours du voyage (de 68 à 75 révolutions), qui ne fut jamais à son maximum, un essai de vitesse étant seulement envisagé pour le lendemain ou surlendemain du naufrage.
Interrogé sur celui-ci, Ismay évoque qu’il était endormi lors de la collision, mais pense avoir été réveillé par celle-ci, puis fut rassuré par un steward peu inquiet. Il monta malgré tout sur la passerelle où le capitaine Smith craignait que la situation soit grave. En repartant, il a croisé le chef mécanicien Bell, qui pensait pouvoir contrôler la situation. Il est finalement remonté lors de la préparation des canots, et a aidé à tribord jusqu’à son départ. N’ayant pas échangé avec les autres officiers, il ne peut estimer dans quelle mesure ils étaient conscients de la gravité de la situation.
Ismay explique ensuite qu’il était le seul cadre de la compagnie à bord, mais que Thomas Andrews était aussi présent, et qu’il n’a jamais parlé de la vitesse avec le capitaine si ce n’est pour le fait qu’il était entendu dès Queenstown que le Titanic n’arriverait pas avant le mercredi matin[1]. Le navire était de toute façon en rodage, et loin de sa pleine vitesse. Ismay ajoute qu’il savait que des glaces avaient été signalées, mais pas qu’elles étaient à proximité, une nuance sur laquelle il joue. Confirmant que le navire était sur la route du sud, il affirme ne pas avoir eu connaissance des messages le samedi, et ne pas avoir parlé de ce sujet avec le capitaine[2].

Revenant sur le naufrage, il déclare ne pas avoir utilisé la radio, ni savoir comment elle a servi durant le naufrage. Il a en revanche vu la capitaine ordonner la mise à l’ordre des canots depuis la passerelle, et en a vu partir au moins trois. Il ne peut en revanche se prononcer sur la méthode de mise à l’eau, et renvoie à ce sujet vers l’officier Lightoller. Concernant son propre canot, il estime que quatre membres d’équipage s’y trouvaient dont un quartier-maître, et confirme que la priorité était donnée aux femmes et enfants, sans restrictions. 45 personnes occupaient, selon lui, son canot.
Lorsque Smith l’interroge sur des femmes forcées à ramer depuis 22 h 30, Ismay le corrige sur l’heure de l’accident, mais n’en sait pas plus[3]. Il peine par ailleurs à estimer les intervalles de temps, et ne se souvient plus des passagers qu’il a pu croiser, tandis que Smith insiste un temps pour savoir s’il a vu Charles Hays pendant l’accident ou parmi les rescapés, puis élargit plus largement sur les passagers américains et canadiens.
Finalement, Ismay explique les conditions de son départ : en l’absence de passagers à proximité sur le pont, il est monté dans le canot pendant sa descente. Interrogé sur la collision, il dit ne savoir que ce qui lui a été rapporté. Il explique ensuite que son canot a tenté de rejoindre un navire et d’appeler un canot éclairé, sans succès, puis essaie de détailler les types de canots, sans en être bien certain[4]. Il explique par ailleurs que les conditions de la mer jusqu’au Carpathia étaient excellente, et qu’il est monté à bord par le biais d’une échelle. Interrogé sur d’éventuels canots naufragés, il avoue ne rien en savoir.
Interrogé sur les officiers, il avoue ne pas les connaître, à l’exception de Lightoller, avec qui il a parlé ensuite. De même, les opérateurs radio et l’équipage lui sont globalement inconnus. Questionné sur le déroulement des dernières étapes du naufrage, Ismay déclare par ailleurs avoir refusé d’assister à la scène, et lui avoir tourné le dos.
Smith questionne ensuite sur la conformité du navire avec les règles du Board of Trade, et Ismay répond simplement que si le navire était certifié et a pu partir, il respectait forcément les règles. Smith lui demandant si ces canots avaient pu être recyclés depuis un autre navire, Ismay affirme qu’ils ont été construits pour le Titanic. Smith interroge alors sur le marquage du matériel, notamment des avirons, ce à quoi Ismay rétorque avec une pointe d’ironie qu’il n’y a pas fait attention (« Ce serait une précaution naturelle à prendre ? »). Il renvoie ensuite vers les chantiers Harland & Wolff pour plus de précisions.
Smith l’interroge ensuite rapidement au sujet des rumeurs d’explosions, que nie Ismay. La question de la vitesse est ensuite posée, avec des interrogations plus techniques venant d’Ulher et de Newlands, mais Ismay s’avoue incompétent, sauf pour estimer la vitesse à 21 nœuds. Il revient rapidement sur le chargement des canots effectués par Wilde[5], qui désignait (suppose-t-il) les marins embarqués. Questionné sur les radeaux, il affirme qu’ils ne sont plus utilisés depuis longtemps par la White Star Line[6].
Sur la compartimentation, Ismay résume la philosophie de leur conception par le fait qu’ils doivent pouvoir encaisser l’inondation de deux contigus, et que le Titanic reste l’un des navires les plus sûrs au monde. C’est la première fois qu’est également mentionné le fait qu’il aurait survécu à une collision frontale. Cependant, au-delà du fait qu’il est convaincu que plus de deux compartiments ont été ouverts par l’iceberg, il ne sait rien, mais a entendu parler d’un « coup oblique du gaillard d’avant à la passerelle ».
Interrogé pour savoir s’il a dîné avec le capitaine le dimanche, Ismay répond que non, puisqu’il était avec le docteur. Smith lui demande ensuite s’il a vu de la glace le lundi matin, ou sur le pont du Titanic, mais Ismay répond par la négative dans les deux cas.
Smith lui demande ensuite de confirmer que toutes les femmes et tous les enfants n’ont pas été sauvés. Ismay confirme, mais ne peut entrer dans le détail. Interrogé sur les équipements de sauvetage, il répond qu’il ne les connaît pas en détail mais qu’ils surpassaient les exigences du Board of Trade, et fait subtilement confirmer par Ulher que cela convenait aux États-Unis également. Interrogé sur la composition de l’équipage, Ismay s’avoue incompétent, ne pouvant qu’estimer le nombre d’officiers (sept ou neuf, dit-il en sachant que trois sont en permanence de quart). Il détaille ensuite la composition de son canot, évoquant la présence de William Carter et de passagers de troisième classe. Son témoignage se conclut par sa volonté à nouveau exprimée de tout mettre en œuvre pour bénéficier à l’enquête, en tenant notamment l’équipage à disposition du comité.
Ce témoignage initial d’Ismay est donc, pour le sénateur Smith, un premier balayage : énormément de sujets sont évoqués, avec un Ismay souvent prudent, qui ne veut pas s’aventurer dans des réponses vagues quand plus compétent pourrait le faire à sa place. Son honnêteté est difficile à évaluer : sur le matériel du navire et sa construction, il est difficile de savoir si ses approximations découlent de sa mauvaise volonté, de son état de choc et de fatigue, ou, plus probablement, du fait que les détails étaient généralement délégués à d’autres. Cette dernière solution reste cependant la plus probable. Sa principale ligne de défense est en tout cas posée : le Titanic respectait indubitablement les législations des deux côtés de l’Atlantique.
Témoignage du capitaine Arthur Rostron
Le témoignage du capitaine Rostron est pris dans des circonstances particulières. D’une part, le héros du moment ne peut être traité qu’avec déférence, aussi les sénateurs ne cherchent pas à le mettre en difficulté par leurs questions. Surtout, c’est une occasion unique, car le Carpathia, après son détour par New York pour poser les rescapés du Titanic, doit reprendre sa route vers Gibraltar dans l’après-midi. Au vu de la durée du voyage, Rostron ne sera donc plus disponible pour la commission, qui a en revanche réussi à s’assurer que son opérateur radio reste en Amérique.
Après un bref retour sur sa carrière, le capitaine décrit tout à fait méthodiquement, et à partir de ses notes, les circonstances dans lesquelles il a appris le naufrage, et les mesures qu’il a mises en place alors qu’il se lançait en direction du lieu du drame. On y voit un homme particulièrement organisé, prenant non seulement les dispositions pour le sauvetage lui-même, mais aussi pour ce qui suivra, à savoir l’assistance aux éventuels blessés et traumatisés. Son récit revient aussi sur l’opération de récupération, la manière dont les canots ont été récupérés, puis sa décision de débarquer les rescapés à New York, plutôt qu’à Halifax, pourtant plus proche. À travers cette explication, Rostron met aussi en évidence sa liberté, en tant que capitaine : il insiste sur le fait qu’aucune pression n’a été exercée sur lui par sa hiérarchie. C’est d’autant plus significatif qu’en choisissant de repartir à New York, ce qui lui a pris trois jours, il retardait très amplement son voyage.
Un autre point est évoqué à plusieurs reprises : la manière dont la nouvelle a été communiquée à la terre ferme, qui va devenir une obsession du sénateur Smith. Il veut en effet comprendre pourquoi le Chester, navire de guerre envoyé aux nouvelles sur demande expresse du président des États-Unis, n’a pas reçu de réponse satisfaisante. Rostron assure que les premiers messages ont été adressés à la White Star Line, à la Cunard (pour la prévenir du changement de cap) et à la presse. Aucune information n’a été censurée, et la priorité a ensuite été donnée au transfert des listes de rescapés et aux messages des passagers. En quelques minutes, Rostron donne à Smith toutes les explications nécessaires pour comprendre la situation, notamment sur le fait qu’une fois la communication avec l’Olympic perdue (celui-ci avait une radio plus puissante et faisait la liaison avec le continent, mais poursuivait sa route vers l’est), les communications ont été plus difficiles. Aucune malveillance ou volonté de dissimulation n’a eu cours, et le capitaine a gardé le contrôle total sur ces messages. Cependant, Smith, peu satisfait, va continuer tout au long de l’enquête à essayer de creuser ce sujet. Il annonce d’ailleurs à la fin de l’audition de Rostron sa volonté de vouloir poursuivre avec celle de Guglielmo Marconi, puis des opérateurs radio du Carpathia et du Titanic. Rostron explique que dans le cas de Bride, ses blessures vont forcer à repousser l’entretien.

Par ailleurs, Rostron est questionné à plusieurs reprises sur la question de la sécurité en mer. Systématiquement, il se révèle très prudent. Sur la vitesse, il se refuse à commenter celle du Titanic, faute de bien connaître les circonstances, et assume d’avoir lancé son navire à pleine vitesse pour venir au secours des rescapés : le risque devait être pris, et il l’a contrebalancé en accroissant la veille et en maintenant l’équipage en alerte.
Concernant les canots de sauvetage, Rostron affirme avoir examiné ceux du Titanic, qu’ils étaient neufs, et en excellent état. Il confirme également y avoir trouvé les provisions habituelles, ce qui va se révéler aller à l’encontre de nombreux témoignages. Concernant leur nombre, Rostron se contente d’insister sur la législation, qui était respectée, et évoque la possibilité d’ajouter des canots sur le Carpathia, si l’évolution de la loi l’exigeait, mais il refuse de se prononcer sur l’équipement du Titanic, arguant que ce navire étant conçu différemment du sien, il pouvait répondre à d’autres exigences. Comme il l’énonce en réponse au sénateur Newlands, les navires eux-mêmes doivent être considérés comme le meilleur canot de sauvetage. Quant aux circonstances du naufrage du Titanic, il refuse de se prononcer, se jugeant peu informé.
Somme toute, donc, Rostron a affiché une grande prudence et, souvent, une réticence à donner son avis lorsqu’il ne se jugeait pas compétent. Contrairement à ce qu’il lui arrivera de faire par la suite avec d’autres témoins peu loquaces, Smith n’insiste pas. Peut-être considère-t-il que son interlocuteur n’a rien à cacher, mais il est probable, surtout, qu’il ne veuille pas donner l’air de critiquer celui que la presse honore alors unanimement. Du reste, après avoir interrogé très clairement le capitaine sur les risques pris pour sauver les vies, il lui demande s’il a été critiqué à ce sujet (ce à quoi Rostron répond que non), et s’empresse d’ajouter que sa conduite « mérite les plus grandes louanges ».
La fin de cette matinée montre pourtant que le ton n’est pas toujours aussi positif. James A. Hughes, élu à la Chambre des Représentants de Virginie occidentale demande en effet à clarifier une rumeur circulant à son sujet dans la presse, selon laquelle il aurait appelé à « lyncher » Ismay. Père d’une rescapée qui vient de perdre son époux, Eloise Smith, Hughes clarifie sa position en disant qu’il a simplement affirmé que si une négligence d’un officier[7] avait fait preuve de négligence, aucune sanction ne serait assez grande. Il ajoute dans son communiqué officiel que le comité chargé de l’enquête s’estime tout à fait satisfait du témoignage d’Ismay, jugé sincère. Smith conclut ensuite la matinée sans ajouter de commentaire.
Déclaration de Guglielmo Marconi
L’intervention de Guglielmo Marconi ce premier jour de l’enquête a un statut particulier. Il s’agit d’une déclaration (« statement ») et non d’un témoignage, en conséquence de quoi il ne prête pas serment. Il sera finalement amené à le faire lors de ses interventions suivantes. Ici, Marconi est avant tout sollicité comme expert en matière de radio : il revient ainsi largement sur les évolutions de cette technologie toute récente, et son usage qui s’est révélé salvateur trois ans plus tôt lors du naufrage du Republic. Il souligne également l’importance de la convention de Berlin sur le rôle de la télégraphie dans ces circonstances. Il donne également quelques détails techniques, confirmant que la réception de l’appel de détresse par Harold Cottam était providentielle, dans la mesure où il n’est pas possible de recevoir un message quand l’opérateur n’est pas en service.

De fait, cela l’amène aussi à être interrogé sur la gestion – assez tentaculaire – de la compagnie et des opérateurs radio. Ceux-ci lui répondent pour ce qui concerne le service commercial, mais restent sous la direction du capitaine, et aucune censure n’a pu être exercée selon lui. S’il confirme que ses opérateurs sont bien formés et que le Titanic était très bien équipé, le fait que le Carpathia n’ait eu qu’un opérateur suscite les questionnements. Marconi explique que le problème vient, ici, des compagnies qui ne veulent pas multiplier les frais. De fait, une des conclusions importantes de la commission va être l’obligation d’assurer un service permanent de la radio.
L’entretien se conclut sur le fameux message du président américain qui n’aurait pas eu de réponse, mais Marconi, qui n’est au courant de l’affaire que par la presse, affirme que Cottam n’a en aucun cas volontairement refusé de répondre. Pour l’instant, Smith ne cherche pas à le relancer et décide de passer à l’audition de l’officier Lightoller. On verra cependant qu’il ne compte pas lâcher l’affaire, et que Marconi va passer de plus désagréables moments entre ses mains…
Témoignage de Charles Herbert Lightoller
Pour comprendre le témoignage de Charles Lightoller, il faut se souvenir de la manière dont il parle, plus de vingt ans après, de la commission américaine. Pour lui, l’opération était une vaste blague menée par des incompétents pour qui il n’avait que mépris. Il est donc tout à fait assumé que ses réponses étaient aussi vagues que possible, pour éviter d’incriminer qui que ce soit, lui comme ses collègues, vivants ou morts. D’autre part, Lightoller ne cache pas son dédain pour les sénateurs dont les connaissances maritimes étaient limitées, ce qui se ressent notamment lorsque Smith lui demande, à la fin de son témoignage, si des survivants ont pu se réfugier dans les compartiments étanches. La stupidité apparente de la question a fait rire au Royaume-Uni, où la presse l’a surnommé « Watertight Smith » (« Smith l’étanche »), mais il s’est défendu d’une telle bêtise en expliquant, ultérieurement, avoir posé la question en connaissance de cause, pour que le public en soit clairement informé. De fait, il ne faut pas négliger ici que Smith a besoin qu’un maximum d’informations soient énoncées par les témoins eux-mêmes, afin de pouvoir figurer au procès-verbal, où seules les déclarations sous serment pourront être utilisées. Ceci explique parfois des questions en apparence stupides, mais qui, dans les faits, permettent de faire énoncer par le témoin lui-même des informations utiles. Dans le cas de la discussion sur les compartiments étanches, elle a l’avantage d’énoncer clairement leur fonctionnement au profane, et de faire ressortir la différence entre les portes automatiques des ponts inférieurs, et celles manuelles des ponts plus élevés. Cette différence reviendra ultérieurement dans les témoignages, montrant que la remarque de Smith était loin d’être inutile.
Le témoignage de Lightoller est donc parfois à prendre avec des pincettes. Il lui arrive de se contredire face aux coups de boutoir de Smith qui n’hésite pas à répéter les mêmes questions. Le sénateur tentera d’ailleurs, lors de ses passages ultérieurs, de lui faire préciser ses déclarations précédentes, l’officier faisant alors mine de ne plus se souvenir, pour éviter de se contredire. C’est souvent face à des questions précises que Lightoller se retrouve forcé à sortir du flou pour donner des éléments plus concrets.
Malgré tout, son témoignage étant le plus long de la journée (une cinquantaine de pages), il donne une importante quantité d’informations sur la traversée et le naufrage. Il revient ainsi sur les tests du navire et de son équipement de sauvetage, en évoquant les inspections menées à Southampton par l’inspecteur Clarke, qu’il qualifie de « nuisance » tant il était rigoureux.
Concernant la traversée, la question de la connaissance de l’équipage de la proximité de glaces est particulièrement épineuses. Les officiers s’attendaient-ils à en rencontrer, et si oui, avaient-ils pris des mesures ? Lightoller se contredit ici, niant tout d’abord avoir été au courant, avant de reconnaître que le Titanic a bien reçu des avis : Smith a en effet connaissance d’un avis émanant de l’Amerika, transmis par le Titanic lui-même à la terre ferme. Lorsqu’il est établi que Lightoller a discuté des glaces avec le capitaine, puis transmis l’information à Murdoch lors du changement de quart, Smith conclut que le premier officier était au courant que le navire était à proximité de glaces. Lightoller balaie : « Je n’irais pas jusqu’à parler de proximité »… Par la suite, s’il reconnaît avoir évoqué la question des glaces avec le capitaine, qui a donné ordre de le prévenir si les choses devenaient douteuses, Lightoller nie en avoir parlé avec Murdoch lors du changement de quart, ce qui paraît pour le moins curieux au vu de la sensibilité d’une telle information. En somme, Lightoller fait tout pour protéger son collègue de potentielles accusations de négligence.

Le témoignage contient également maintes informations sur la manière dont Lightoller a chargé les canots, mais celles-ci restent assez vagues (« le premier canot », « le deuxième canot » ne permettent pas de savoir de quelles embarcations il s’agissait). Il explique avoir craint de manquer de marins et les avoir peu envoyés dans les canots, ce qui explique notamment la réquisition du major Peuchen pour ramer. Il reconnaît également avoir peu chargé les canots, par inconscience de la gravité de la situation et par crainte qu’ils ne soient pas sûrs. Questionné sur la priorité donnée aux femmes et aux enfants, Lightoller la justifie par ailleurs par sa célèbre formule : « la loi de la nature humaine ». Il évoque par ailleurs la difficulté à en trouver assez pour les derniers canots, ce qui expliquerait le chargement partiel du radeau D.
L’officier donne également des statistiques précises sur le nombre de membres d’équipage sauvés, qui contredisent en partie le sentiment de manque de marins qu’il évoquait plus haut. Smith s’étonne alors que plus de 200 membres de l’équipage aient été sauvés, ce que Lightoller justifie par le fait que beaucoup ont été repêchés. Ce n’est pas totalement faux : les repêchés du canot 4 étaient majoritairement issus de l’équipage, de même que les réfugiés du radeau B. Mais cela ne suffit pas à expliquer cette représentation, certains canots ayant été particulièrement remplis de personnel mécanicien et d’avitaillement. Il est vrai, cependant, que ce schéma s’est surtout produit à tribord, par exemple dans le canot n°1, et que Lightoller ne pouvait donc pas en avoir une connaissance précise.
Enfin, le témoignage montre les tâtonnements du sénateur, qui rappellent que les rescapés ne sont arrivés que la veille au soir et que les informations restent floues. Faute de liste des passagers, Smith demande à Lightoller s’il en connaît certains et aurait des noms à lui donner, ce à quoi l’officier répond qu’il n’était pas censé avoir de contacts avec eux. C’est finalement Philip Franklin, vice-président de la compagnie, qui assure au sénateur qu’une liste lui sera fournie dès que possible.
La séance a été particulièrement longue, s’étendant de 15 à 19 heures passées, et l’entretien avec Marconi ayant été relativement court, c’est bien Lightoller qui a été bombardé de question pendant plusieurs heures. On a vu plus haut à quel point ce témoignage doit être pris avec parcimonie. Il établit malgré tout un grand nombre de faits sur le déroulement du naufrage et l’organisation des secours. Malgré les réticences de Lightoller à répondre, il donne suffisamment d’éléments initiaux pour commencer à éclairer le déroulement de l’événement, ce qui restera à confirmer par la suite en croisant ce récit avec d’autres. Rappelons qu’au moment où Smith annonce, au terme de cet entretien, une courte pause pour dîner, toute l’histoire du Titanic reste à écrire : elle n’est alors connue que par quelques récits de presse peu fiables, et les témoignages récoltés ce jour sont parmi les tout premiers à raconter de première main ce qui s’est passé cette nuit-là… Dans ces conditions, la quantité d’informations obtenues par les sénateurs Smith et Newlands dans ces quelques heures est déjà impressionnante, et une bonne part n’a pas été contredite depuis.
Témoignage d’Harold Cottam
À 20 heures 30, et pour deux nouvelles heures, Smith et Newlands se relancent dans des auditions. Ce planning chargé s’explique probablement par les incertitudes sur leur capacité à conserver longtemps sous la main les témoins. C’est donc Harold Cottam, l’opérateur radio du Carpathia, qui est désormais sollicité. Il revient tout d’abord sur sa précédente expérience, à terre comme en mer, avant de parler de son service sur le Carpathia et du fait qu’étant seul opérateur, il peut gérer son emploi du temps comme il l’entend, sans consignes ni du gouvernement ni de sa compagnie. Il confirme également que ses ordres ne viennent que du capitaine, et qu’il est impossible de recevoir des signaux de détresse lorsque l’opérateur est absent.
L’opérateur reprend ensuite le récit de cette nuit intense, la manière dont il se préparait à se coucher, écoutait la station de Cape Cod, et a eu des contacts avec le Titanic au sujet de son service commercial, avant de recevoir le signal de détresse CQD. Il rapporte avoir entendu des échanges avec d’autres navires, le Frankfurt, l’Olympic et le Baltic, mais que le Titanic ne semblait pas capter tous ces messages, et que le Carpathia a parfois dû se faire intermédiaire : l’opérateur du Titanic était gêné par des bruits parasites, notamment l’échappée de vapeur. Il revient ensuite sur l’impossibilité, finalement, de maintenir la communication. De ce témoignage, il ressort peu à peu la complexité de ces échanges en mer, qui peuvent facilement être parasités par d’autres communications et des incompréhensions.

Cottam raconte ensuite comment il est resté à son poste tout le lundi et une partie du mardi, avant de tomber de sommeil. Malgré son état d’épuisement et de surmenage, il a poursuivi son travail le mercredi, aidé de Bride, transporté depuis l’hôpital du navire. Il assure avoir maintenu des contacts permanents avec d’autres stations, du naufrage jusqu’à l’arrivée à New York. Smith le questionne donc sur le Chester, et Cottam confirme avoir communiqué avec lui. Le navire lui demandait des listes de passagers et d’équipage, mais celles-ci ayant déjà été communiquées à l’Olympic et au Minnewaska, il a été décidé après consultation avec le capitaine de ne pas perdre de temps à les transmettre à nouveau. La question du Chester reste malgré tout assez obsessionnelle chez Smith.
Après un échange confus au sujet des performances de l’appareil radio du Carpathia, que Cottam juge satisfaisante, il est décidé de laisser ce témoignage de côté jusqu’au lendemain matin. Griggs, de la société Marconi, propose d’essayer de faire venir Bride au même moment, afin que les deux témoignages se complètent, ce que Smith souhaite et apprécie.
Témoignage d’Alfred Crawford
Le dernier témoignage est assez étonnant puisqu’il s’agit du steward de cabine Alfred Crawford, fort de trente ans de carrière dont six avec la White Star, mais dont l’importance durant le naufrage paraît minime. Pour quelle raison Smith a-t-il choisi de terminer la soirée avec lui ? Peut-être souhaitait-il s’assurer d’avoir le témoignage d’au moins un steward, au cas où tous repartiraient vite en Angleterre. Une autre explication est cependant possible : Crawford était le steward affecté à la cabine des époux Bishop, venant de Dowagiac, dans le Michigan, dont Smith est originaire, et qui vont d’ailleurs comparaître devant la commission. C’est peut-être par ce biais que Crawford a été approché, d’autant que la question de la survie des Bishop est évoquée durant le témoignage.
L’autre moment notable du témoignage du steward est son embarquement dans le canot n°8, car il a assisté à la déchirante scène du refus d’Ida Straus de quitter son mari en partant dans un canot. C’est donc par ce témoignage qu’un des moments forts de la légende du Titanic nous est rapporté pour la première fois. C’est également à ce moment qu’est mentionné le fait que le canot est parti avec pour ordre de ramer vers un feu lointain, jamais atteint. La question de ce navire distant va vite devenir un point clé de l’enquête.

Au-delà de ces éléments, le témoignage donne des informations pertinentes sur la perception du naufrage. De quart lors de la collision, Crawford estime qu’une trentaine de minutes s’est écoulée avant que l’on donne l’ordre aux passagers d’enfiler leurs gilets de sauvetage et d’évacuer. On estime aujourd’hui ce délai à 40 minutes, mais l’essentiel est qu’il a fallu un temps non négligeable avant que la décision soit prise.
Crawford évoque également l’impression que son canot, contenant selon lui 35 femmes, était plein. On sait en réalité que les occupants étaient environ 25, en comprenant les quatre membres d’équipage, et que la capacité du canot était de 65 personnes, ce qui illustre bien le caractère relatif des chiffres donnés, et de la notion de remplissage ! Il insiste également sur l’inclinaison du Titanic, visible depuis les canots par la disparition des lumières. Enfin, son témoignage illustre la méconnaissance que l’équipage avait des officiers : Crawford connaissait déjà Murdoch, et était capable de reconnaître Ismay qu’il a vu aider à charger des canots, mais il n’était pas capable de reconnaître Lightoller. De même, il assure qu’un exercice d’alerte incendie a été mené à Belfast sous la direction du chef officier, qu’il reconnaît comme étant Wilde (que le sténographe a orthographié « Weyl » ce jour-là), alors que ce grade était occupé à Belfast par Murdoch. Tout cela illustre bien la confusion qui peut régner dans l’identification de qui a fait quoi.
Fin de journée
Après cet entretien, la soirée s’achève par une discussion entre Smith et Charles Burlingham, représentant de la White Star, au sujet des membres d’équipage qu’il s’agit de conserver en Amérique. Plus d’une centaine de stewards et chauffeurs sont en effet hébergés sur le Lapland, et prêts à rentrer, mais Smith souhaiterait tous les garder. Burlingham rétorque que la compagnie ne peut tout simplement pas prendre la responsabilité de 200 hommes sans disposer de lieu où les loger, mais peut garantir la présence des officiers et d’une quinzaine de marins sélectionnés. Smith insiste malgré tout pour garder tout le monde, tout en reconnaissant qu’hormis les officiers et les quinze retenus, les autres ne font pour l’instant pas l’objet d’une convocation. Un compromis sera trouvé le lendemain avec l’établissement d’une liste d’une trentaine de membres d’équipage retenus, les autres repartant finalement sur le Lapland.
[1] Cette information concorde avec la politique menée jusque-là par Ismay, notamment vis-à-vis de l’Olympic, mais peu avec les données du navire qui montrent qu’une arrivée à Ambrose le mardi soir avant minuit était très probable. Par ailleurs, nous savons que Smith et Ismay ont effectivement parlé de la vitesse le samedi après-midi (témoignage d’Elizabeth Lines lors du procès en limitation de responsabilité), même s’il s’agissait manifestement plus, de la part d’Ismay, de se réjouir des performances plutôt que d’en demander plus.
[2] La question du télégramme du Baltic, dont il dut ensuite s’expliquer, n’était pas encore évoquée à ce moment-là.
[3] Il y a manifestement ici confusion de Smith entre l’heure du navire et celle de New York.
[4] Ismay mentionne la différence entre les seize canots et bois et les quatre pliants, tout en émettant un doute. Il ne fait par ailleurs pas la distinction entre canots standards et de secours. Tout cela donne à penser qu’il n’était pas totalement expert de la question.
[5] Sur ce jour-là, le sténographe a systématiquement écrit Weyl pour ce nom, et « Murdock » pour « Murdoch ».
[6] Ici, la question est trompeuse : les canots Engelhardt pliants (dont le Titanic avait quatre exemplaires) sont souvent appelés « radeaux », mais ne correspondent manifestement pas à la définition qu’en a Ismay, qui ne cherche manifestement pas à dissimuler leur usage puisqu’il les a évoqués lui-même plus haut.
[7] Rappelons que le mot « officer » pourrait aussi désigner un cadre de la compagnie, donc Ismay…