Enquête américaine – Commentaire du jour 2

Le deuxième jour, samedi 20 avril, se déroule au même lieu et avec les mêmes personnes que la veille. La séance débute à 10 h 50, avec un retard dont le sénateur Smith s’excuse. Il a en effet dû conférer avec ses collègues – par téléphone, probablement – concernant la marche à suivre. Il décide ensuite de poursuivre l’entretien débuté la veille avec Harold Cottam, du Carpathia.

Témoignage d’Harold Cottam (repris)

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Au cours de cet entretien, Smith fait repréciser à l’opérateur divers points de détail de la veille, tout en maintenant son enquête sur les possibilités de censure de la nouvelle du naufrage. Cottam reconnaît ne pas se souvenir du détail de tous échanges avec la terre ferme, mais dément toute volonté de dissimulation. Smith tente aussi de creuser la question curieuse d’un télégramme adressé au représentant Hughes, curieusement signé « White Star Line », et annonçant que tous les passagers ont été sauvés et sont remorqués vers Halifax. Cottam assure n’être au courant de rien, et avoir peut-être évoqué Halifax au début, lorsque le capitaine hésitait à s’y rendre, mais sans jamais annoncer la survie de tous. Un siècle plus tard, l’origine de ce message reste mystérieuse[1].

D’autre part, Smith creuse la question du rôle de Bride lors du voyage de retour, et de l’assistance qu’il a apportée lors du retour malgré ses blessures. Cottam établit qu’il a surtout envoyé les listes des rescapés de troisième classe, mais qu’il travaillait sous sa supervision et n’a pas pu, plus que lui, envoyer le fameux télégramme. Enfin, après avoir questionné Cottam sur la qualité de l’appareil du Carpathia, Smith lui fait – à nouveau – raconter en détail les circonstances dans lesquelles le message du Titanic a été capté. Après cela, il décide de donner la parole à Bride.

Témoignage d’Harold Bride (repris)

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L’opérateur du Titanic débute l’entretien en revenant sur sa carrière, récente puisqu’il est opérateur depuis le mois de juillet. Il présente également son défunt collègue et leurs conditions de travail et de formation. Tous deux se sont rencontrés à Belfast et ont travaillé dès les essais en mer : l’appareil radio s’est révélé être le plus moderne en mer.

Par la suite, Bride raconte son rôle durant le voyage, consacré principalement au trafic commercial : il estime que 250 messages ont été transmis entre Southampton et la collision. Questionné sur Ismay, il dit ne pas avoir interagi avec lui mais avoir reçu des messages qui lui étaient destinés. Il ajoute qu’il n’est pas intervenu après le message, et qu’aucun ordre d’aucune sorte n’est venu de la White Star, sans quoi il aurait été au courant.

Concernant les avis de glace, Bride reconnaît ne pas tous les avoir en tête, sauf un tardif, du Californian, qu’il a rejeté car il travaillait à ses rapports, mais a noté ensuite alors qu’il était transmis au Baltic. Cela montre à quel point les opérateurs travaillaient aussi en « écoutant aux portes » les conversations d’autres navires. Sammis, ingénieur de la société Marconi, intervient durant le témoignage pour préciser la question des indicatifs à trois lettres attribués aux différents navires. Dans l’ensemble, Bride reste vague : il sait avoir transmis un avis à un officier, mais ne sait pas lequel car il les connaissait mal. De même, certains avis n’ont pas été officiellement retranscrits, car ils n’avaient pas un caractère officiel.

Bride raconte ensuite la nuit du drame. Après avoir remplacé Phillips une demi-heure le temps de son repas, à 19 heures, il s’est couché à 20 heures avec pour but de se réveiller vers minuit. De fait, il n’a pas été réveillé par la collision et pense s’être levé vers minuit moins cinq. Celui-ci venait de terminer d’échanger ses messages avec la station terrestre de Cape Race, et pensait que le navire serait bon pour retourner aux chantiers de Belfast. Peu après la prise de service de Bride, le capitaine est entré pour leur dire d’envoyer des signaux de détresse[2].

L’échange se poursuit ensuite sur le message envoyé, avec les codes « CQD » et « MGY ». Marconi et Bride assurent que ceux-ci pouvaient être compris de tous très rapidement, sans que ces initiales soient l’abréviation d’une quelconque expression. « CQ » signifie en effet « appel à toutes les stations » et « D » la détresse. Quant à « MGY », c’est l’indicatif du Titanic. À plusieurs reprises, Marconi et Bride vont confirmer à Smith que ces codes seuls, accompagnés de la position, devaient suffire à informer tout opérateur de la situation, même s’il travaillait pour une autre compagnie que celle de Marconi. Le SOS, de son côté, est récent et moins compris.

Dans tous les cas, Bride poursuit son récit en rapportant les réponses du Carpathia et de l’Olympic, mais c’est surtout une incompréhension avec le Frankfurt qui suscite les débats. Après avoir accusé réception du signal de détresse et dit qu’il allait prévenir son capitaine, l’opérateur de ce navire allemand est en effet revenu quelques temps plus tard envoyer des signaux stridents à Phillips, lui demandant quelle était la situation. Excédé face à son incompréhension, Phillips lui a répondu de façon sèche de se taire, car il communiquait avec le Carpathia. Or, pour Smith, cette réponse est problématique, car le Titanic a littéralement envoyé paître un sauveteur potentiel. Il cherche à plusieurs reprises, et avec une certaine insistance, à faire dire à Bride qu’il aurait fallu être plus diplomate. L’opérateur campe sur sa position : le radio du Frankfurt était incompétent, et cela aurait été une perte de temps de dialoguer avec lui.

L’échange sur le sujet s’étend sur plusieurs pages, mais tant Bride que Marconi maintiennent un soutien net à la conduite de Phillips. Le témoignage se poursuit ensuite sur le fait que le générateur de la radio a tenu presque jusqu’au bout, et qu’ils ont émis tout du long, tout en se préparant et en mettant leurs gilets. Il estime qu’un quart d’heure avant la disparition du navire, le capitaine leur a donné l’ordre de se sauver, et qu’ils sont partis peu après. À l’heure de leur départ, il ne restait plus qu’un canot, le radeau B, près de la cheminée.

Bride raconte alors son sauvetage : lorsque le canot est tombé puis a été balayé, retourné, il s’est retrouvé dessous. Il estime y être resté une demi-heure, ce qui est bien trop (il n’y a probablement été que quelques minutes), mais nous rappelle à quel point les estimations temporelles sont peu fiables. Il a fini par pouvoir s’y hisser, malgré le monde : une trentaine à quarantaine de personnes dit-il, dont il pense être le dernier.

Il assure également avoir entendu dire que Phillips était à bord et y est mort. Ce point a beaucoup fait débat, car il ne l’avait pas mentionné dans son témoignage au New York Times donné le 18 au soir, à son arrivée. Il semble qu’il ait entendu cette rumeur après coup, et ait fini par y croire. Un autre témoin, Archibald Gracie, bien placé pour en juger puisqu’il a passé une partie de la nuit à côté dudit cadavre, assure que ce n’était pas un opérateur radio. Ici encore, on voit comment les rumeurs se forment. Enfin, Bride raconte avoir aperçu le capitaine, sans gilet de sauvetage, sur la passerelle pendant qu’on préparait le canot.

Smith conclut sur une question qui reviendra souvent. Comme le Carpathia n’a repéré qu’un seul corps, se pourrait-il que la plupart aient été aspirés au moment du naufrage[3] ? Cette succion, on le verra, était la hantise de bien des occupants des canots. Bride assure pourtant que quand le Titanic a sombré, il se trouvait à une petite distance de là, et n’a senti aucune succion. Smith, voyant que l’opérateur ne va pas bien, décide de s’arrêter là. Il faut en effet rappeler que deux jours plus tôt, Bride avait dû être porté hors du Carpathia avec les pieds gelés… C’est d’ailleurs pour cette raison que le sénateur a tenu à l’interroger à New York, conscient qu’il serait difficile à déplacer à Washington pour la suite des procédures. Il le congédie en lui demandant cependant de rester disponible.

Témoignage d’Herbert Pitman et fin de journée

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Le témoignage des opérateurs ayant duré jusqu’à 13 h 45, Smith décide de prendre une pause jusqu’à 15 heures. La nouvelle session est peu productive. Le sénateur voudrait réinterroger Bride, mais on lui apprend qu’il est parti se faire soigner au domicile de proches à lui. Marconi et Sammis, qui l’ont autorisé à partir, s’excusent avec déférence et expliquant qu’ils pensaient que l’interrogatoire était terminé, et Smith reconnaît avoir pu être mal compris et ne leur en tient pas rigueur.

Il appelle alors Charles Lightoller, mais Burlingham, avocat de la White Star, fait savoir qu’il est lui aussi sorti et doit être dans les environs de l’hôtel. Smith explique qu’il aurait voulu savoir si le livre de bord du Titanic a été sauvé. On lui répond que n’importe quel officier pourrait lui répondre, et que le troisième officier, Pitman, est justement présent. Smith lui fait prêter serment, lui pose quelques questions d’usage sur son identité, puis s’enquiert du livre de bord. Malheureusement pour lui, ce très court témoignage se révèle infructueux : Pitman n’en sait rien. En réalité, le livre de bord n’a effectivement pas été récupéré. Cet entretien s’arrête ici, mais Pitman repassera à la barre quelques jours plus tard.

Smith conclut ensuite la journée en lisant une longue déclaration, principalement destinée à la presse. Il y dresse la liste de la trentaine de membres d’équipage qui seront retenus en Amérique, ainsi que les officiers, Bruce Ismay et son vice-président Phillip Franklin. Les interrogatoires reprendront à Washington le lundi à 10 heures, et il souhaite que son communiqué soit sa seule adresse à la presse d’ici là. Il y explique être venu à New York par crainte qu’Ismay et les officiers ne filent au Royaume-Uni dès leur arrivée, ce qui aurait annihilé l’enquête. Leur entrevue avec Ismay et Franklin à bord du Carpathia ayant été satisfaisante, ils n’ont pas jugé utile de prendre de mesures pour les forcer à rester.

Expliquant que l’interrogatoire de Rostron a été priorisé pour lui permettre de reprendre son service, il remercie de façon très obséquieuse le capitaine au nom du pays tout entier. Par ailleurs, Lightoller, par son grade, devait être priorisé, de même qu’Ismay au vu de son importance. Quant à Bride, il a été interrogé à New York, on l’a vu, du fait de la difficulté à le déplacer. Désormais déplacées à Washington, les auditions permettront théoriquement à tout le comité, et pas seulement à Newlands et Smith, de participer. Smith évoque enfin sa volonté de questionner des passagers, mais assure vouloir le faire avec prudence au vu de leur traumatisme, et ne sait pas encore qui sera appelé. Il finit en assurant la presse de toute sa transparence. La séance se conclut ainsi au bout d’une petite demi-heure, laissant une fin d’après-midi et le dimanche pour que tout le monde puisse souffler… et rejoindre les nouveaux lieux.


[1] Il est possible que ce télégramme ait été le résultat d’une confusion entre plusieurs messages ; l’annonce d’un possible transfert vers Halifax, et le fait qu’au même moment, un pétrolier, le Deutschland, était remorqué vers le Canada. Un mélange des messages a pu donner l’impression que le Titanic lui-même était remorqué. Quoi qu’il en soit, comme on le verra par la suite de l’enquête, ce télégramme n’est pas imputable à la White Star Line elle-même.

[2] La chronologie précise des événements reste complexe, d’autant qu’il semble que Smith soit en réalité venu une première fois leur dire de se préparer à émettre le signal de détresse, mais d’attendre son ordre. Dans les faits, il semble aujourd’hui que les premiers messages soient partis vers minuit vingt-cinq, une fois le capitaine certain que le navire coulait, et l’ordre donné de charger les canots. La question des heures à bord est souvent sujette à débat, mais les théoriciens d’un envoi plus précoce, un peu avant minuit (comme l’a conclu l’enquête américaine) se heurte à une grande incohérence : cela signifierait que le Titanic a cessé d’émettre une demi-heure avant de couler…

[3] Au même moment, un navire câblier affrété par la White Star, le Mackay-Bennett, part récupérer les corps des victimes. Avec trois autres navires, il en repêchera plus de 300 en deux mois. Cela rend d’autant plus surprenant le constat du capitaine Rostron qui n’en a vu qu’un seul le 15 avril au matin.