Le troisième jour, lundi 22 avril, se déroule à Washington, au Russel Office Building du Sénat. Le comité se réunit à 10 h 30 et, cette fois-ci, tous les membres sont présents, quand bien même le sénateur Simmons ne va pas intervenir. Smith débute par un communiqué indiquant que si la presse est pour l’instant acceptée en ces lieux, l’enquête n’est pas menée pour elle, et que si les sénateurs souhaitent mener une enquête la plus ouverte possible, ils ne toléreront aucun trouble et donnent la priorité à leur enquête.
Témoignage de Philip Franklin
Smith appelle ensuite à la barre Philip Franklin, pour un long témoignage coupé par une pause de 13 h 30 à 15 heures. Il sera encore rappelé dans les jours qui suivent, ce qui en fait l’un des plus auditionnés de l’enquête, alors qu’il n’était pas à bord du Titanic. En effet, en tant que vice-président de l’International Mercantile Marine Company à New York, Franklin relève de la juridiction américaine et intéresse tout particulièrement les sénateurs. Surtout, c’est lui qui a communiqué officiellement à la presse la nouvelle du naufrage le lundi 15 en fin d’après-midi, et le sénateur Smith désire comprendre pourquoi un tel délai a été nécessaire. Enfin, Franklin a ensuite été chargé de toutes les dispositions concernant le devenir des membres d’équipage rescapés, et a été le premier interlocuteur des sénateurs avant l’arrivée du Carpathia.
De fait, les questionnements reviennent sur plusieurs grands axes distincts, mais mélangés au fil de l’entretien. Le premier concerne l’organisation labyrinthique de l’IMM. On comprend en effet que la White Star Line n’est qu’une marque incarnant la compagnie britannique Oceanic Steam Navigation Company, qui est elle-même une des parties du trust américain nommé International Mercantile Marine Company. Mais si celui-ci a un conseil d’administration partagé entre des représentants américains et britanniques, son président est Joseph Bruce Ismay, basé à Liverpool. Pour ne rien simplifier, celui-ci signe également souvent ses courriers au nom de la société fondée par son père, Ismay, Imrie & Co., que Franklin décrit comme n’étant plus qu’une marque, « coquille vide » appartenant à l’IMM. De l’ensemble, on comprend que le gros des décisions sur la gestion de la compagnie sont prises au Royaume-Uni, que les navires de la White Star sont britanniques, mais qu’une partie de l’activité commerciale est gérée depuis les États-Unis. En somme, l’affaire est complexe, ce qui ne facilite pas la tâche des sénateurs pour savoir ce qui dépend de leur juridiction.
Franklin est aussi régulièrement questionné sur des questions liées à la sécurité des navires : comment sont-ils compartimentés ? Ont-ils des projecteurs de recherche ? Quelles précautions ont été prises, ou devraient être prises ? Sur tous ces points, Franklin reste sur la défensive et affirme son incompétence. Il faudrait, affirme-t-il, solliciter des experts, car son propre avis est bien insuffisant. Par exemple, sur la question de l’utilité de projecteurs de recherche, Franklin ne veut se prononcer, et renvoie aux experts et praticiens, expliquant que, de ce qu’il comprend, la lumière pourrait être utile, ou nuire à la vision nocturne des officiers. Il renvoie également aux constructeurs, en affirmant à plusieurs reprises que la compagnie mettra à disposition des enquêteurs tout ce qui est en sa possession.
C’est cependant là le handicap majeur de la commission américaine : elle n’a d’accès direct ni aux architectes d’Harland & Wolff, ni aux législateurs britanniques. Le tribunal des naufrages britanniques mené par Lord Mersey aura, lui, accès à ces experts, notamment aux architectes Carlisle et Wilding qui ont participé à la conception du navire. Franklin, qui a suivi tout cela de très loin, ne peut que faire des réponses approximatives, tout en réaffirmant deux choses. D’une part, le Titanic dépassait de loin les normes posées par le Board of Trade et les organes de certification. D’autre part, les chantiers Harland & Wolff construisaient les navires sur la base d’une commission, et avaient donc intérêt à ne pas regarder à la dépense. Sur le reste, interrogé sur les mesures qu’il serait souhaitable de prendre à l’avenir, il se refuse à répondre. Il reconnaît tout juste que si, jusqu’au lundi précédent, il croyait que des navires insubmersibles étaient possibles, il a été douloureusement rappelé à la réalité, et que l’IMM a demandé dès l’arrivée d’Ismay à New York que tous ses navires aient des canots en nombre suffisants pour tous.
Franklin est également interrogé sur la conduite des capitaines face au danger, notamment celui des glaces, et sur l’attrait de la compagnie pour les records. Le sénateur Newlands le questionne ainsi sur la vitesse comparée du Titanic avec le Mauretania et le Lusitania : il apparaît clairement que le premier ne peut espérer battre les seconds, et qu’un record de vitesse est de toute façon encore moins envisageable lors d’un premier voyage. Il lit ensuite, surtout, la règle 101 adressée au capitaine, qui ont entière responsabilité de la sécurité du navire : celle-ci doit primer sur tout. Il ajoute que la compagnie assure elle-même la plus grosse part de ses navires, preuve de sa confiance en eux, et que tout est donc fait pour minimiser les risques.
Mais le plus gros de la discussion tourne autour de la propagation de la nouvelle du naufrage. Smtih, ce sera l’un de ses leitmotivs, veut comprendre pourquoi il a fallu tant de temps pour faire une annonce officielle. Méthodiquement, Franklin expose tous les télégrammes qu’il a reçus et envoyés, et explique comment, initialement, c’est par la presse qu’il a appris dans la nuit que le navire était en détresse. Ensuite, ses échanges avec ses bureaux au Canada ont été assez chaotiques, se contentant souvent de se renvoyer mutuellement des rumeurs entendues au travers des échanges radios interceptés par Cape Race. Il apparaît notamment nettement que le télégramme envoyé dès le lundi matin par le Carpathia, annonçant la nouvelle, n’est arrivé qu’en fin d’après-midi à New York. Franklin assure avoir annoncé la nouvelle dès qu’il l’a reçue, et tient tous les échanges télégraphiques à destination du comité, qui les archive méthodiquement.
Reste une inconnue, le mystérieux télégramme adressé au représentant Hughes, disant que le Titanic est sauf et remorqué vers Halifax, et signé « White Star Line ». Sur celui-ci, Franklin avoue son incapacité à comprendre : il a sondé tous ses employés et ne parvient pas à savoir qui a pu l’envoyer. Le mystère est d’autant plus grand qu’il est parti après que la compagnie a annoncé la nouvelle du naufrage, ce qui fait perdre toute logique à une entreprise de dissimulation. Franklin suppose donc une incompréhension quelconque. Par ailleurs, interrogé sur la volonté de faire taire les opérateurs radio, là aussi un des points obsédant Smith, Franklin assure n’avoir eu aucun contact avec eux.
Un autre point de contentieux concerne l’affaire du Cedric. Dans les messages envoyés par Ismay depuis le Carpathia, il est plusieurs fois demandé de retenir le départ de ce paquebot pour que l’équipage du Titanic puisse rentrer immédiatement en Angleterre. Ismay espère pouvoir également repartir à son bord. Le fait que le télégramme soit signé « YAMSI » fait, encore aujourd’hui, soupçonner par certains une volonté de dissimulation, mais l’entretien avec Franklin clarifie la chose. Il s’agit d’un code utilisé par Ismay en Angleterre pour signifier que le message vient de lui personnellement, par opposition à « Ismay » qui peut signifier qu’il émane de sa société. Franklin, qui utilise lui-même un code similaire, « Islefrank », confirme que ces signatures ont un caractère officiel et ne sont pas utilisées dans un but de dissimulation.
Reste cette volonté de partir rapidement. Les échanges montrent que Franklin, dans ses réponses, refuse à Ismay sa demande, et juge peu pertinent de retenir le Cedric. En effet, le vice-président savait qu’une enquête allait être demandée aux États-Unis, ce qu’Ismay ignorait. Franklin l’assure, son président a remis son sort entre ses mains en lui laissant décider de la marche à suivre. Concernant l’équipage, la chose est plus complexe, car le naufrage brise théoriquement le lien contractuel entre la compagnie et ces marins. La crainte de Franklin est donc que dans de telles circonstances, ceux-ci, livrés à eux-mêmes, se perdent vite dans la nature et soient utilisés par des personnes malveillantes. D’où le désir de les rapatrier au plus vite, chose finalement concrétisée à bord du Lapland.
À plusieurs reprises, Franklin tient donc à souligner que la White Star n’a jamais voulu dissimuler quoi que ce soit, et qu’Ismay s’est soumis de bonne grâce à l’enquête. Il ne pouvait de toute façon espérer échapper aux comptes qu’il devait rendre, une enquête devant inévitablement être menée au Royaume-Uni. Quant aux membres d’équipage, on a vu les jours précédents comment la compagnie a collaboré avec le comité pour s’assurer que celui-ci ait à sa disposition ceux qu’il souhaitait interroger.
À l’issue de ce témoignage particulièrement dense, Smith congédie – pour l’instant – le vice-président après avoir pris soin de faire archiver les télégrammes, et appelle à la barre le quatrième officier Boxhall.
Témoignage de Joseph Boxhall
Comme c’est désormais une habitude, celui-ci se présente, et revient rapidement sur sa carrière, de plus de dix ans, la majorité comme officier diplômé. Il explique ses responsabilités d’officier junior, qui sont d’assurer des quarts de quatre heures, par paire avec son collègue sixième officier, en assistant l’officier senior de quart. Il décrit ensuite progressivement son service à bord du Titanic, des essais en mer jusqu’à Southampton, puis pendant la traversée. Ses souvenirs sont cependant limités, et partiels, mais il est en mesure de raconter comment deux canots ont été testés à Southampton, et comment il s’est assuré à Belfast que tous disposaient bien de leur équipement. Interrogé sur ses collègues, il affirme qu’il ne connaissait avant cela que Lightoller, mais que tous étaient des hommes très bien, et sobres.
Racontant son dernier quart, Boxhall est plus hésitant. Il nie avoir su que le Titanic approchait de glaces, puis reconnaît que le capitaine lui avait fait épingler quelques jours plus tôt la position de certaines sur la carte. Il nie également savoir si des dispositions spéciales ont été prises pour la veille. Enfin, il affirme qu’il a passé le plus gros de son quart dans la salle des cartes, à calculer des positions. Son récit de la collision est, lui aussi, connu pour être ambigu. Il explique ainsi avoir entendu sonner la cloche alors qu’il marchait vers la passerelle, et qu’il est arrivé sur celle-ci pour surprendre Murdoch et Smith faisant le bilan de la collision. La distance est pourtant bien trop faible pour qu’il ait mis tant de temps à la parcourir. Dans un témoignage ultérieur enregistré pour la BBC, Boxhall explique qu’il était, au moment de la collision, dans sa cabine, buvant une tasse de thé. Cela correspondrait déjà plus au délai de son arrivée sur la passerelle, mais reste difficilement explicable pour un officier de quart. Une théorie, avancée par les auteurs du livre On a Sea of Glass est que Boxhall, dont on sait qu’il a souffert d’une pleurésie peu après le naufrage, était peut-être déjà un peu malade, et avait été autorisé par Murdoch à prendre quelques instants de repos.
Quoi qu’il en soit, c’est par lui que nous connaissons le mieux l’échange entre Murdoch et le capitaine, même si son récit selon lequel l’officier avait ordonné de faire machine arrière au moment de la collision est contredit par celui des chauffeurs, qui parlent plutôt d’un arrêt. Après cela, Boxhall raconte être descendu une première fois inspecter l’entrepont, sans aller jusqu’aux cales, et n’avoir rien vu de suspect. Sommé d’aller chercher le charpentier de bord pour plus de précision, il le rencontre par hasard et apprend que le navire prend l’eau. Il l’envoie alors vers la passerelle, et rencontrant un des postiers, Oscar Smith, file observer l’inondation de la cale postale.
Ensuite remonté sur le pont, il participe à la préparation des canots, et calcule la position de détresse que les opérateurs radio transmettent ensuite. Il explique avoir appris le départ du premier canot, à tribord, par un coup de téléphone passé à la passerelle par un inconnu, auquel il a répondu. Il s’agit du quartier-maître Rowe, qui sera interrogé ultérieurement. L’officier explique ensuite avoir été chargé d’envoyer des fusées et de signaler en lampe Morse à un navire distant, pense-t-il, de cinq miles, et semblant se rapprocher. Il affirme ne pas avoir vu l’autre navire répondre, mais que certains de ceux qui l’entouraient ont pensé que si. On sait aujourd’hui que le Californian, voyant les fusées, a tenté d’émettre avec une lampe Morse ; peut-être que ces signaux ont été effectivement vus. En racontant l’envoi des fusées, Boxhall éclaire aussi peut-être un point contentieux : il explique en avoir tiré non loin du canot de secours n°1, connu pour n’être parti qu’avec douze personnes. Lors du tir des fusées, Boxhall devait éloigner les gens pour éviter qu’une explosion précoce ne risque de les blesser. Ceci explique peut-être que le canot ait été si vide.
Il raconte ensuite son départ dans le canot de secours n°2, avant dernier canot à partir de bâbord selon lui, ce qui est vrai si l’on excepte les radeaux. Il dit avoir eu à bord trois hommes d’équipage, ainsi qu’un passager barbu non-anglophone accompagné de sa famille, qu’il ne connaissait pas. Il semble que ce soit Anton Kink, dont la description correspond. Il insiste aussi sur le rôle de Mrs Douglas, passagère qui a pris la barre pour lui permettre de ramer. Il explique également qu’il jugeait que son canot avait encore deux ou trois places libres, et a donc ramé le long du Titanic sans pouvoir récupérer qui que ce soit. Il s’est ensuite éloigné, craignant une succion qui, reconnaît-il, n’est pas venue, à la surprise générale.
Boxhall reconnaît que, la mer étant très calme, les canots pouvaient prendre leur charge maximale. Mais il ne semble pas savoir que la capacité théorique de son canot, qu’il estime à « 25 à 30 personnes » était en réalité de 40. Il faut reconnaître, à sa décharge, que les canots de secours étaient effectivement assez petits, et que cette capacité théorique paraît peu réaliste. Il n’en reste pas moins que Boxhall surestime amplement le nombre de gens qu’il avait à bord, expliquant ne pas avoir réussi à les compter, et que certains sortaient de sous les bancs de nage, lui donnant l’impression que le canot était plus chargé que prévu. On estime désormais qu’il y avait moins de 20 personnes dans le canot n°2.
Boxhall rapporte également un point important : au moment de la préparation du canot, il y a fait jeter une boîte de signaux pyrotechniques, qui lui ont ensuite permis d’être repéré par le Carpathia. Son canot a ainsi été le premier à être récupéré, peu après quatre heures du matin. Il relève qu’à l’aube, il a constaté que des icebergs étaient nombreux dans la zone, très près du navire de secours, et qu’un champ de glaces s’étendait non loin. Il l’avait pressenti : après la disparition du Titanic, il avait pu entendre le bruit de l’eau clapotant sur des glaces.
Durant l’interrogatoire, Smith essaie à plusieurs reprises de savoir si Boxhall a vu des passagers américains, mais l’officier n’en sait rien. Il sait juste qu’il a un jour aperçu Astor sur le pont des embarcations, car un collègue lui en a fait la remarque. Interrogé sur Ismay, Boxhall affirme lui avoir parlé pendant le naufrage, ce dernier le pressant à faire partir les canots. Il a ensuite vu arriver depuis le Carpathia son radeau, rempli de femmes et d’enfants, et où se trouvaient également Mr Carter, quatre passagers décrits comme « Philippins » (en réalité chinois), et un autre inconnu.
D’autres questions plus générales lui sont posées. Il est ainsi amené à décrire les différents types de glaces, et affirme n’en avoir jamais vu autant dans cette région. Interrogé sur la composition des icebergs, il affirme tenir de gens qui en ont vu de près qu’ils contiennent souvent des roches, du sable et de la terre. Ce point est important, car on plaisante souvent de l’échange tenu quelques temps plus tard entre Smith et l’officier Lowe, ce dernier répondant que les icebergs sont composés « de glace, je suppose », suscitant l’hilarité de la presse. En réalité, la question de Smith était loin d’être stupide, et trouvait sa justification dans cet échange avec Boxhall…
L’officier explique aussi qu’au matin, depuis le Carpathia, il n’a vu qu’un corps. Le mystère reste entier pour comprendre pourquoi si peu de dépouilles ont été aperçues au lendemain du naufrage, alors que plus de 300 ont finalement été récupérées. Mais c’est sur la question des mesures pour éviter les glaces que l’entretien revient et se conclut : Boxhall insiste sur le fait qu’il ne sait pas si des mesures spéciales ont été prises. Il affirme également son étonnement : la nuit était très claire, étoilée, et il ne comprend pas pourquoi, depuis son canot, il n’a pas vu les glaces qu’il pouvait entendre. Il affirme qu’en temps normal, dans de telles conditions, on peut aisément les voir, mais que c’est généralement grâce aux vaguelettes à leur base. Rappelant que la mer était d’huile, il conclut que c’est probablement pour cette raison que l’iceberg n’a pas été vu à temps.
C’est sur cette question que se conclut l’entretien, mais les sénateurs comptent le poursuivre : il est alors 18 heures, et ils demandent à l’officier de se tenir à leur disposition le lendemain matin. Un imprévu va en décider autrement…